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Conférence et table-ronde du cinquantenaire de l’Association des Réserves Naturelles des Aiguilles Rouge



Des réserves naturelles, pour quoi faire ? Vertus et malédictions de l’esprit de zonage
par Bernard Debarbieux - Université de Genève


Conférence et table-ronde du cinquantenaire de
l’Association des Réserves Naturelles des Aiguilles Rouge
Chamonix, 2 août 2022

Des réserves naturelles, pour quoi faire ?
Vertus et malédictions de l’esprit de zonage
Bernard Debarbieux
Université de Genève

La conférence est centrée sur les conceptions et les notions de protection de la nature propres aux sociétés occidentales, de la vision romantique du XIXe siècle à
aujourd’hui. Elle met l’accent sur les sources des approches territorialisées des espaces protégés – parcs nationaux, réserves naturelles, etc.

Après une introduction sur la vie et le mode de pensée de John Muir (1838 - 1914),
dont le rôle pionnier a été décisif dans la création en 1890 du Parc national de
Yosemite et l’adoption de la Loi fédérale sur les parcs nationaux, la conférence se poursuit
en 4 étapes illustrées de textes d’auteurs montrant comment s’est développée la genèse des approches territorialisées des espaces protégés et quelles en sont les conséquences.

La propriété privée et la territorialité étatique.
Le monde occidental s’est singularisé à partir du XVIe siècle par l’adoption de cette double façon de partager l’espace terrestre. Les espaces protégés se sont glissés dans ce principe de partition générant une territorialisation de leurs frontières qui pourtant n’ont aucun sens dans le monde naturel.

Le Sacré.
Cette façon de concevoir la protection de la nature par la création d’espaces protégés a contribué à sacraliser ce type d’espace, ou plutôt à les penser selon le couple sacré-profane qui se trouve au coeur des imaginaires des religions monothéistes (et aux antipodes des imaginaires des croyances animistes ou totémiques). Certes la notion de
sacré est omniprésente dans les écrits occidentaux relatifs à la nature depuis l’époque moderne, parfois pour qualifier un type de milieu ou de paysage – comme les montagnes pour John Ruskin (1843–1860) qui a beaucoup fréquenté la vallée de Chamonix, et voit les montagnes comme des « cathédrales de la Terre ». Mais cette notion de sacré est tout particulièrement associée aux espaces de nature que l’on a voulu protéger de transformations radicales ; les métaphores utilisées alors sont tantôt religieuses (celle du « temple de la nature » par exemple), tantôt non, mais alors elles exploitent l’imaginaire de la nation qui a développé sa propre sacralité avec les notions de « monument » (Hugo) ou de « musée » (Sand) comme dans le cas de la « Réserve Artistique de
Fontainebleau » créée en 1861 à l’initiative des peintres de l’époque.

La profanation du Sacré.
Dans les sociétés monothéistes, le caractère sacré attaché à un lieu rend possible l’interprétation de certaines pratiques en termes de « profanation ». C’est ce que Ruskin fait quand il dénonce les coureurs de cimes et les constructeurs de chemins de fer de son temps. Un projet de chemin de fer conduisant au sommet du Cervin a suscité à la fin du XIXe siècle une opposition qui attestait du caractère sacré conféré au sommet et de la profanation qu’aurait engendré cette construction. En complément, Bernard Debarbieux évoque la situation du parc national d’Uluru en Australie dont le sommet principal – baptisé Ayers Rock par les colons – a bénéficié d’une sorte de sacralisation en devenant emblème du parc et de l’Australie toute entière, mais sans prendre en compte pendant longtemps l’interdit religieux de son ascension pour les Aborigènes vivant à ses pieds. L’interdiction de son ascension peu après son inscription au patrimoine mondial de l’Unesco illustre la reconnaissance des visions que les populations autochtones ont de leur environnement naturel et la légitimité de leurs
propres règles en matière de pratiques.

Qui dit lieux sacrés dit aussi lieux profanes. Dans les religions monothéistes, tout comme dans le monde laïque occidental, la qualification de lieux associée à l’idée de sacré va de pair avec la qualification d’autres lieux sur le mode profane. La « malédiction » des espaces protégés et sacralisés - sous-titre de la conférence -, a été qu’ils ont concouru à leur insu à la surexploitation des ressources à leurs portes. C’est ce qui s’est produit au Parc National de la Vanoise où la zone centrale, surprotégée, a servie de monnaie d’échange à l’équipement intensif des versants de la zone périphérique, donnant naissance au plus gros complexe touristique de montagne du monde. Le zonage protège ici mais contribue à surdensifier ailleurs. A plus petite échelle, la vallée de Chamonix a connu une situation similaire à la fin des années 1980 quand un marchandage est intervenu entre promoteurs de différentes conceptions de la gestion de la haute montagne, marchandage sous forme d’un zonage d’ensemble juxtaposant des domaines skiables en extension (Pendant- Lognan, Flégère-Plan Praz) et des périmètres de réserves étendus (Carlaveyron, Vallon de Bérard).

Face à ce constat, que proposer?
Bernard Debarbieux identifie plusieurs façons d’atténuer les effets de clôture et de sacralisation de la création et de la gestion de réserves naturelles. Beaucoup ont déjà fait l’objet d’initiatives de la part des associations
et des organismes de gestion : s’ouvrir à la coopération entre espaces protégés, étudier les phénomènes naturels par-delà les limites des réserves, par exemple en promouvant la prise en compte de corridors écologiques entre espaces protégés, etc. Mais plus généralement il importe que les acteurs des espaces protégés contribuent vigoureusement à la réflexion d’ensemble que les sociétés locales et nationales doivent conduire pour la gestion de leurs territoires et de leurs environnements, au-delà des murs des temples de la nature qu’elles ont édifiées… Autant de chantiers et de suggestions qui sont repris et animent la table-ronde qui a suivi la conférence.


Table-ronde
Bernard Debarbieux1, Thierry Lebel2, Jean-Paul Zuanon3 et Michel Cara4 avec une quinzaine de participants à la table ronde.

La table-ronde s’ouvre avec les propos liminaires de Jean-Paul Zuanon et Thierry Lebel.

Jean-Paul Zuanon rappelle le contexte dans lequel le parc national de la Bérarde a été créé : celui d’une logique fustigeant les comportements de l’Homme dont le surpâturage entraînait érosion, déboisement et désordre torrentiel dans le massif. Cela avait conduit l’Etat à acquérir 4000 hectares de terrains en 1912 pour protéger et reboiser la zone. En 1913, fut créé le parc national de la Bérarde, avec un but alors bien éloigné du souci d’une protection de la nature profitant à l'Homme, qui fut l’esprit de la loi du 22 juillet 1960 sur les parcs nationaux. En luttant contre le surpâturage, ce premier parc national a, de fait, permis de protéger la végétation endémique du massif et fut en quelque sorte le modèle précurseur du parc national de la Vanoise créé cinquante ans plus tard.

Jean-Paul Zuanon évoque également le rôle de l’association des Contamines qui oeuvra pour créer la Réserve naturelle actuelle, dans une vallée également de fort pâturage, et il déplore l’effacement de cette association qui avait joué un grand rôle à l’époque.

En matière de protection de la Nature, Thierry Lebel insiste sur le lien indispensable à faire entre l’évolution de l’environnement global de la Planète et la situation particulière du site d’une Réserve naturelle. Il met par ailleurs en garde contre une conception trop statique des espaces protégés en lui opposant une vision dynamique d’évolution de la Nature à laquelle nous sommes confrontés. Il considère qu’une Réserve naturelle devrait être un lieu privilégié d’éducation du grand public qu’il faut sensibiliser au rôle que joue l’Homme dans l’évolution actuellement très rapide des facteurs conditionnant le monde naturel et la diminution de sa biodiversité (climat, pollutions de toutes sortes). Il juge par ailleurs important de penser aux connexités entre les Réserves et les espaces surprotégés d’échelle inférieure (type Réserves biologique intégrales du Vercors), et les espaces d’échelle supérieure que sont les trames vertes et bleues visant à maintenir des couloirs de circulation des espèces animales et végétales, ainsi que de l’eau, sur de vastes territoires.

Dans le domaine de la recherche, Thierry Lebel considère essentiel de s’attacher à documenter les dynamiques des changements en cours, et à promouvoir une approche fine des processus sous-jacents, que ce soit dans le périmètre des aires surprotégées ou, à l’inverse, dans les zones où la pression anthropique est forte comme au Lac Blanc dans la Réserve des Aiguilles Rouges.

Suite à cette introduction et à la conférence de Bernard Debarbieux, une discussion riche de nombreux échanges est engagée. On peut la résumer autour des quelques points qui suivent : Frontière des espaces protégés. Aux concepts d’espaces clos et surprotégés, ne faut-il pas opposer une vision plus ouverte, dont les trames vertes et bleues des zonages de PLU sont les prémices? Le fait que la commune de Chamonix-Mont-Blanc soit en phase de révision de son PLU est une bonne opportunité pour traduire ces concepts avec des mesures réglementaires.

Education à la Nature.
La discussion montre qu’il est important d’agir pour construire des messages partageable par tous les acteurs pouvant influer sur la société, de l’école aux familles, en utilisant tous les lieux où le public peut être sensibilisé. Prise de conscience des changements globaux et incitation à changer les comportements de chacun sont autant de leviers à faire jouer.

Rôle des forçages extérieurs.
Les conditions dans lesquelles les Réserves Naturelles ont été créées dans les années 1970-80 sont très différentes des conditions actuelles, car on ne percevait pas alors le rôle de forçages extérieurs qui, indépendamment des mesures prises localement, modifient les zones protégées. Le changement global du climat et les pollutions atmosphériques (exemple avec les micro-plastiques) sont autant de forçages externes qui n’étaient pas imaginés alors. Cette réflexion rejoint la remarque de Thierry Lebel sur le lien entre le global et le local.

Enjeux autour de la biodiversité.
Il est rappelé que lors de la COP15, tenue en Chine en octobre 2021, la Convention pour la diversité biologique de l'ONU s’est fixée pour objectif de protéger au moins 30% de la Planète d'ici 2030 afin de lutter contre la dégradation accélérée de la nature. En France, cet objectif a été décliné dans le volet « Aires protégées » de la Stratégie nationale pour la
biodiversité, destiné à couvrir au moins 30% du territoire par des aires protégées et à en mettre 10% sous protection forte. Compte tenu de l’ampleur de nos territoires ultramarins,
la France peut afficher que ses objectifs sont atteints alors qu’ils sont très loin de l’être en métropole. De surcroit, on a, en France, moins de contingentement et de régulation qu’ailleurs. Par exemple la chasse est autorisée dans 50% des Réserves naturelles. La discussion montre qu’il faut réfléchir à la manière dont une Réserve naturelle peut contribuer à élever le niveau d’ambition de la politique française de protection, tant en ce qui concerne le territoire qu’elle a mandat de gérer qu’en créant des continuités et des synergies avec d’autres dispositifs.

Sur-fréquentation d’espaces protégés.
Depuis la création des Réserves naturelles dans les années 70, certains secteurs protégés se sont transformés en « spots touristiques » sur-fréquentés. Compte-tenu par ailleurs de réglementations inadaptées face aux nouvelles pratiques sportives (trails, VTT, développement de l’assistance électrique …), la situation devient difficilement gérable. S’ajoute à cet engouement pour les espaces naturels préservés, une conséquence du réchauffement climatique : ces espaces sont déjà, et seront de plus en plus, vus comme des refuges climatiques. Ce qui est vrai pour les Réserves naturelles de montagne l’est aussi pour les Réserves de plaine qui peuvent constituer des îlots de fraicheur à proximité d’espaces fortement urbanisés. Ce constat amène les participants à se poser deux
questions :
- Faut-il aller jusqu'à des systèmes de quotas dans les Réserves naturelles ?
- A l'inverse, ou en complément, faut-il créer des espaces de protection intégrale ?

La discussion montre qu’il s’agit là d’un questionnement majeur et qu’il ne peut être
traité qu’en entraînant l’accord des populations locales et de leurs représentants.
___________________________
1) Professeur de géographie et aménagement du territoire à l’Université de Genève.
2) Hydro-climatologue, Directeur de recherche IRD à l’Institut des géosciences de l’environnement à Grenoble
3) Chercheur retraité en Sciences Sociales, auteurs de nombreux ouvrages sur les rapports Homme- Nature.
4) Géophysicien, Professeur retraité de l’Université de Strasbourg, Président du conseil scientifique de l’ARNAR.



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